Mais que se passerait-il donc, dans le petit village d'Astérix, si tout ce qui fait sa « gauloiserie » venait à disparaître ? Si, tout d'un coup, ses habitants n'étaient plus ces indécrottables râleurs, bâfreurs, buveurs et bagarreurs, selon le portrait qu'Astérix en dresse à ses interlocuteurs amérindiens, au cours d'une lumineuse démonstration de communication non verbale, dans La Grande Traversée (1975) ? Si le néopolitiquement correct, promoteur anesthésiant de la « bienveillance » et de la « différence », se répandait insidieusement chez nos Irréductibles ? Ce sont ces questions, et bien d'autres encore, que soulèvent dans L'Iris blanc, 40e volet enlevé de la saga, le dessinateur Didier Conrad et le scénariste et romancier Fabcaro.
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Ce dernier vient suppléer pour l'occasion Jean-Yves Ferri (on lui doit Astérix et le Griffon en 2021), dont personne ne sait encore, et peut-être pas même le premier intéressé, s'il reviendra un jour aux commandes de ce fleuron du groupe Hachette. Car malgré l'enthousiasme perceptible des repreneurs de la série créée à l'automne 1959 par Goscinny et Uderzo, et qui s'est écoulée depuis à plus de 400 millions d'exemplaires dans le monde, il n'est pas forcément aisé de se soumettre à son lourd cahier des charges. Comme l'a rappelé Fabcaro, il faut mettre « son ego de côté » devant Astérix, quand bien même la pression semble mystérieusement glisser sur l'auteur à succès de Zaï zaï zaï zaï et du Discours. « C'est plus facile pour lui. Il n'a pas à succéder directement à Goscinny et Uderzo comme Ferri et moi ! » s'amuse Conrad.
Difficile, pourtant, d'oublier qu'au fil des décennies, Astérix est devenu la psyché de l'Hexagone, à la fois âme et miroir d'un pays qui balance incorrigiblement entre nostalgie d'une grandeur évanouie et (timides) espoirs en des lendemains qui chantent. Et si le génial duo originel a préféré traiter en filigrane, le plus souvent, les brûlants sujets de société qui traversèrent les Trente Glorieuses (urbanisation galopante, émancipation des femmes, crise économique…), il n'a cessé de questionner les ressorts de l'unité gauloise, entre valeurs communes et différences préservées, et de ce qui la menaçait.
L'Iris blanc l'anti-Zizanie
De ce point de vue, Conrad et Fabcaro se montrent d'une fidélité sans faille à l'esprit de leurs prédécesseurs, même si le nouveau tandem a souhaité confronter Astérix et Obélix à une forme inédite de péril, qui prend le visage de Vicévertus le bien nommé. Formé à l'école de Granbienvoufas, philosophe grec de son état (les élites romaines étaient en effet formées dès le plus jeune âge à la langue et à la culture grecques), il a un plan pour mettre fin à l'insupportable résistance gauloise.
Mais à la différence de Tullius Détritus, l'inoubliable semeur de troubles de La Zizanie, Vicévertus n'entend pas exacerber la légendaire irascibilité des villageois, mais la neutraliser à grands coups de formules lénifiantes aux faux airs de sentences antiques. Dans sa bouche, ces leçons de vie ont pour but de désamorcer tout conflit et de faire perdre au langage sa nature polémique et conflictuelle, dont se nourrissent pourtant nos Gaulois (du « Il n'est pas frais mon poisson ? » à « Qui est gros ? », en passant par « Non, tu ne chanteras pas ! »). Ainsi, les Irréductibles perdront toute vigueur et agressivité, et leur insubordination ne résistera plus longtemps aux légions romaines.
« Vaincre la colère c'est triompher de son plus grand ennemi », « Cueille ce qui s'offre à toi si tu en veux les bienfaits », « Le pardon est la plus belle fleur de grandeur » … Ces maximes, aussi absconses qu'insignifiantes, pourraient évoquer certains préceptes échappés des Lettres à Lucilius ou du Sur la clémence du stoïcien Sénèque, une figure à laquelle Fabcaro a songé pour construire sa philosophie Noua aetas (« New Age » en latin). Celle-ci va d'ailleurs jusqu'à contaminer les légionnaires romains, dans des séquences très drôles qui sont parmi les plus réussies de L'Iris blanc. Devant un Obélix interdit, ils se refusent ainsi à combattre : « Sachez que notre pire ennemi c'est nous, et non vous. » Avant de concéder, après avoir subi une inévitable raclée : « Bon d'accord, c'est un peu vous aussi… »
Sus au snobisme !
Quelques aspérités notables viennent également se glisser dans les premières pages de l'album. Le César qui y apparaît n'est plus tout à fait celui d'Uderzo, même si c'est encore le sien. Comme si le Conrad du Piège malais, l'un des titres du dessinateur les plus prisés de ses admirateurs, distillait par légères touches une identité graphique propre, qui ne se confond plus rigoureusement avec celle du maestro Albert, ce dont il convient lui-même : « J'ai toujours besoin d'un temps d'adaptation pour Astérix, car mon dessin est moins tourné vers le comique qu'Uderzo. Mon tempérament me porte davantage vers le dramatique. »
Que dire de la toute première référence à Pompée dans l'univers d'Astérix ? Alors que Goscinny n'avait jamais évoqué la rivalité des deux généraux, qui déboucha sur une guerre civile sanglante et impitoyable, faut-il y voir l'annonce d'un retour de l'histoire, et donc du refoulé, dans ce monde où toute violence, selon les vœux de Goscinny, doit être bannie ? Mais l'une des réussites de Conrad et Fabcaro est aussi de blâmer aimablement, selon la uis comica chère à leurs glorieux aînés, ce snobisme dont Goscinny disait qu'il était « la chose la plus dangereuse qui soit, parce qu'il brûle automatiquement un jour ce qu'il a adoré la veille ». Autour de Vicévertus, les deux nouveaux complices croquent avec talent un aréopage de hipsters et branchés lutéciens, amateurs cuistres des œuvres de Banskix, Boltanskix ou d'un certain… Andiouaros – dont le patronyme dissimule sans doute l'un de ces Grecs amollis qu'abhorrait Juvénal, un sévère pourfendeur des mœurs au premier siècle de notre ère.
Si certains s'amuseront peut-être à observer l'inflation du texte dans cet Iris blanc, qu'ils se rassurent. Émile Benveniste et ses Problèmes de linguistique générale ne supplanteront finalement pas les baffes. Tout cela se conclura comme attendu par une raclée infligée aux Romains, par une bonne bagarre, indolore et joyeuse, entre villageois et par un banquet régénérant. L'utopie irénique imaginée par Goscinny et Uderzo a encore de beaux jours devant elle. Et l'on se prend à rêver qu'elle puisse se répandre au-delà de ces pages, en des lieux qui en auraient, aujourd'hui, cruellement besoin.
Astérix 40. L'Iris blanc de Fabcaro et Didier Conrad (Albert René), 48 pages, 10,50 euros
Retrouvez en kiosque Astérix – Les Français et le monde racontés en 40 albums, notre hors-série consacré au mythe du petit Gaulois le plus célèbre de France.