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Volodymyr à Boutcha, Nataliia et ses enfants à Paris: une famille ukrainienne séparée par la guerre

Il y a presque un an, après avoir vu sa maison détruite, Nataliia Pylypenko quittait l’Ukraine avec ses deux enfants, Hanna et Ivan, comme des millions d’autres civils. Elle laissait derrière elle son mari, sa famille et les souvenirs de sa « vie d’avant ».

De notre envoyée spéciale en Ukraine,

Volodymyr Pylypenko nous retrouve dans un café du centre commercial de Boutcha, cette ville théâtre de massacres au début de l’invasion russe il y a un an. C’est ici qu’il vit depuis les premiers jours de la guerre, avec ses parents et ses beaux-parents. Quand on lui demande de ses nouvelles, ce développeur informatique hausse les épaules : « Dieu soit loué, je vais bien, assure-t-il, avant de poursuivre : « Bien sûr, mon épouse me manque, mes enfants me manquent, mais le plus important pour nous, c’est la sécurité. » Sa femme, Nataliia et ses enfants, Hanna et Ivan, respectivement 11 et 9 ans, vivent à Paris où ils se sont réfugiés il y a bientôt un an. Leur histoire est l’une de celle de ces centaines de milliers de familles ukrainiennes, séparées par la guerre qui fait rage. 

Dans sa voiture un peu trop petite pour sa haute stature, Volodymyr nous conduit à quelques kilomètres de là, à Blystavytsya. C’est là qu’il a ses racines. Ses grands-parents et ses arrière-grands-parents sont enterrés dans le petit cimetière de ce village. C’est là aussi que le couple s’était arrangé son cocon familial, une belle maison entourée de fleurs et de verdure.

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Volodymyr Pylypenko devant le terrain où se trouvait sa maison. Les restes calcinés ont été déblayés.
Volodymyr Pylypenko devant le terrain où se trouvait sa maison. Les restes calcinés ont été déblayés. © RFI/Aurore Lartigue

« Voilà, ma maison était là », explique Volodymyr. La mairie l’a aidé à déblayer le terrain. Du bâtiment aux murs jaunes, il ne reste plus désormais que la marque des fondations. Pour se rendre compte, il fait défiler les photos sur son téléphone. Cette forme arrondie là, c’était la tourelle que vous voyez là. Sur la photo d’après, prise le 28 février dernier, apparaissent les restes calcinés du lieu où la famille a vécu pendant neuf ans.

Volodymyr désigne une zone au-delà du champ au bout du jardin. « Là-bas, c’est l’aérodrome d’Hostomel. » Aux premiers jours de la guerre, les forces russes ont tenté de conquérir ce point stratégique.

Heureusement, la maison était vide quand elle a été détruite, mais sa voisine lui a raconté avoir « vu un hélicoptère se rapprocher puis tirer sur la maison jusqu’à ce qu’elle prenne feu ».

La maison familiale, à Blystavytsya, a été entièrement détruite.
La maison familiale, à Blystavytsya, a été entièrement détruite. © Image fournie par Nataliia Pylypenko
La maison de la famille Pylypenko à Blystavytsya, avant la guerre.
La maison de la famille Pylypenko à Blystavytsya, avant la guerre. © Image personnelle de Nataliia Pylypenko

« Nataliia, nous n'avons plus de maison »

À Paris, quelques jours plus tôt en ce mois de février 2023, Nataliia Pylypenko a accepté de nous raconter le parcours complexe qui les a menés elle et ses deux enfants jusqu’au 18e arrondissement. « Ça va être très long, je vous préviens », lance-t-elle en français, avant de prendre une grande inspiration. Car dans sa « vie d’avant », cette mère de famille était professeur de français et d’anglais pour l’université de la Défense de l’Ukraine. Le 24 février, quand la guerre éclate, la famille est à Kiev – « Kyiv » tient à préciser Nataliia –, où elle a emménagé provisoirement pour accompagner Hanna, qui vient d’entrer au collège polytechnique. Le premier réflexe de la famille est de fuir, le jour même, la capitale bombardée pour retourner à Blystavytsya. Ses parents sont aussi du voyage. Mais à peine se sont-ils installés chez eux, où ils ont retrouvé cette fois les parents de Volodymyr, que leur parviennent le vrombrissement d’hélicoptères. « C’était affreux, raconte-t-elle. Il y en avait peut-être trente au-dessus de la maison, si près qu’on pouvait voir les pilotes et les numéros inscrits sur les appareils. » Ils se précipitent dans la cave d’où leur parviennent des bruits d’explosion. Quand ils ressortent, ils voient de la fumée noire monter du côté de l’aéroport d’Hostomel tout près.

Ils décident donc de partir, cette fois pour Boutcha, où les parents de Volodymyr ont une maison. « On a essayé de trouver nos chiennes et notre chatte, mais ils avaient disparu. »

Des panaches de fumée noire s'élèvent de l'aéroport d'Hostomel, tout près de Blystavytsya.
Des panaches de fumée noire s'élèvent de l'aéroport d'Hostomel, tout près de Blystavytsya. © Image personnelle de Nataliia Pylypenko

Pendant presque deux semaines, ils restent terrés dans la cave de la maison. « Personne n’avait pensé à prendre de la nourriture. Et au début, nous n’avions même pas la possibilité de sortir pour chercher à manger ou pour aller aux toilettes, nous utilisions des seaux, détaille-t-elle. Il y avait des bruits de tirs, de bombardement tout le temps. »

Quelques jours après le début de l’offensive, Volodymyr décide de retourner à Blystavytsa. Il espère récupérer la nourriture laissée dans les congélateurs et surtout de l’essence pour pouvoir partir. « Quand il est revenu, se souvient-elle, je n’ai pas reconnu mon mari, il était si pâle, ses vêtements étaient noirs. Pour la première fois, j’ai vu qu’il se retenait de pleurer. » Il m’a dit : « Natacha – c’est son surnom –, nous n’avons plus de maison. »

Nous sommes fin février, les troupes russes assiègent progressivement la ville. « Le plus dur, c’est de cacher notre peur aux enfants : on essayait de ne pas pleurer, on bavardait, on essayait de se souvenir de chansons, de dessiner, de faire des jeux », explique-t-elle. Un jour, ils décident d’aller récupérer des vivres dans un supermarché abandonné. « En chemin, on a vu des cadavres, la ville était noire, en ruines, déchirée, on a vu les impacts de balles, des trous… C’était affreux. » Un autre jour, un char russe s’arrête tout près de la maison, puis des soldats entrent dans la cour avec des fusils. Ils veulent de l’essence… « En les voyant par la fenêtre, tout près, je me suis dit, c'est fini », se souvient Nataliia. Ils finissent par repartir.

La famille veut évacuer, mais les rumeurs font état de gens exécutés sur la route alors qu’ils tentaient de fuir. « Le seul contact qu’on avait avec l’extérieur, précise Volodymyr, c’était une petite radio à piles car il n’y avait plus d’électricité. Donc on avait récupéré un maximum de piles. »

Nataliia, Volodymyr, avec leurs enfants et leurs parents dans la cave de la maison de Boutcha.
Nataliia, Volodymyr, avec leurs enfants et leurs parents dans la cave de la maison de Boutcha. © Image personnelle de Nataliia Pylypenko

Début mars, ils apprennent qu’un bus humanitaire doit venir, on leur conseille de le suivre pour quitter la ville occupée. Mais le bus n’arrivera jamais. Ils décident finalement de partir en convoi pour Kiev. Le trajet dure huit heures au lieu des 40 minutes en temps normal. Sur la route, Nataliia reçoit un coup de fil inespéré de son cousin, Andrii, cuisinier à l’ambassade de France. Celui-ci lui annonce qu’il l’a inscrite elle et les enfants sur les listes d’évacuation. En raison de l’état de guerre, les hommes entre 18 et 60 ans n’ont pas le droit de quitter le pays. Le 15 mars, Nataliia, Hanna et Ivan arrivent à Paris. Sur la route de l’exil, un membre du personnel de l’ambassade, Patrick, « notre magicien », les aide à trouver une famille d’accueil.

« Je suis la maman et je suis aussi devenue le papa de mes enfants »

Le récit de Nataliia est d’ailleurs émaillé d’une litanie de remerciements et de prénoms. Héloïse et Nicolas, le couple chez qui ils passeront deux mois. Leurs parents et leurs enfants bien sûr, Jeanne, Quentin et Anouk qui « faisaient tout leur possible pour que les enfants se sentent bien, leur ont prêté leurs jouets, des vêtements, laissé leur chambreUn jour, tu as tout et le jour d’après, tu n'as rien. De voir que les gens sont si généreux avec toi, c’est très important. » Tous ceux qui l’ont aidée dans ses démarches administratives, pour inscrire les enfants à l’école, les professeurs, ses amies réfugiées ukrainiennes, ses nouveaux amis français, ses voisins, ses collègues de travail, anciens et nouveaux, la France et l'Europe... Impossible de citer tout le monde, mais personne n'est oublié.

Elle se remémore le choc culturel du début. « Tout était différent, les papiers, le fonctionnement de l’école, même pour trouver des vêtements, je ne savais pas où aller. »

Aujourd’hui, la famille est bien installée dans un appartement rien que pour elle, dans le nord de la capitale. Nataliia et ses enfants sont libres de manger à l’heure qu’ils veulent comme cela se fait en Ukraine, elle a pris ses marques et sait où trouver les ingrédients pour confectionner les recettes typiques de son pays, comme les vareniki, des sortes de ravioles. Ivan et Hanna vont à l’école, Nataliia travaille comme assistante d’accueil au Modem, un poste trouvé grâce à sa famille d’accueil et écrit même des articles sur la guerre en Ukraine sur le site du parti.

Mais « la lutte pour ne pas tomber » ici en France, pour gagner sa vie, pour que les enfants apprennent la langue, est permanente, insiste Nataliia, en nous montrant des photos sur son téléphone des conjugaisons françaises affichées au-dessus de la table de la cuisine et partout sur les murs de l’appartement. Les enfants continuent aussi à suivre le programme de leur école ukrainienne, dans l’espoir de réintégrer leurs classes. « On se couche tard, on se lève tôt, on a peu de temps. »

Ils commencent tout juste à s’autoriser à profiter un peu. « Ce n’est que depuis la fin du mois d’octobre qu’on a commencé à voir Paris, la beauté de la ville, à envisager d’aller au musée… On a réalisé un rêve : aller à Disneyland pour l’anniversaire d’Ivan en novembre. »

Partout dans l'appartement parisien de Nataliia, Hanna et Ivan, des feuilles remplies de conjugaisons françaises.
Partout dans l'appartement parisien de Nataliia, Hanna et Ivan, des feuilles remplies de conjugaisons françaises. © Image personnelle de Nataliia Pylypenko

« Au début, je pleurais tous les soirs, confie-t-elle. Vous savez, j’étais mariée, mon mari était mon mur, le mur qui me protégeait et s’occupait de tous les problèmes pour que je n’ai pas à penser à l’argent. Là, je suis obligée de tout faire, je suis la maman et je suis aussi devenue le papa de mes enfants. »

Tout le long de son récit, Ivan et Hanna écoutent, la corrigent, ajoutent des détails. Ils font bloc autour d’elle, se prennent les mains. Eux ne pleurent pas et tiennent à le préciser. Ils commentent la nourriture française, qu’ils ont l’air de trouver bizarre, sauf les pains au chocolat, qu’ils adorent. Commentent avec le plus grand sérieux le niveau de leurs camarades français en mathématiques, qu’il juge moins avancé. Ont-ils changé en un an ? « Non, pas vraiment, commente Natalia. Ils sont juste devenus plus responsables, plus adultes, un peu plus mûrs que leur âge. » Hanna veut devenir architecte. 

Une vie à cheval sur deux pays

L’Ukraine, bien sûr, est toujours présente dans l’esprit de Nataliia, l’inquiétude pour les proches permanente. WhatsApp, Viber, Telegram… Elle communique chaque jour avec son mari, ils ont même réussi à souffler leurs bougies d’anniversaire à distance. Volodymyr n’est jamais loin quand il s’agit d’aider ses enfants à résoudre un problème de maths ou de superviser, à distance, le montage d’un meuble. « On essaie de ne pas parler de la guerre, souligne-t-elle, on parle du quotidien, de l’école, des enfants, du jardin dont s’occupe mon mari. »

Plusieurs fois par mois, elle va récupérer un petit colis envoyé par son mari. Vêtements, livres, médicaments, et surtout bonbons ukrainiens, « notre antistress », s’enthousiasme Nataliia : « À chaque fois qu’on déballe le colis, c’est comme découvrir un trésor ».

Ils sont rentrés en Ukraine pour les fêtes de fin d’année. « Je ne voulais plus être seule, je voulais être avec mon mari. En Ukraine, on dit qu’on passe l’année comme on passe le Nouvel an. Je voulais être en famille pour être en famille toute l’année », sourit-elle. « Personne ne voulait repartir, c’était très dur à la gare. »

Comment voient-ils la suite ? Nataliia hésite : « À vrai dire, on ne fait pas de plans… On me dit que je devrais prendre des cours de ci ou de là… Mais je ne veux pas, parce qu’on rêve de rentrer et d’être réunis, d’être en Ukraine et de reconstruire notre pays. Au début, on pensait qu’après la guerre, Volodymyr nous rejoindrait en France peut-être. Mais maintenant non. Ce n’est pas notre pays, ce n’est pas notre maison. »

Sur leur terrain de Blystavytsya, avant de pouvoir envisager de rebâtir leur maison, Volodymyr a déjà commencé à construire l’avenir. Il a entrepris de transformer deux garages situés sur le terrain pour y vivre. Une façon de tromper le temps en l’absence de sa famille. Les travaux avancent bien. «Si on m’avait dit, il y a un an, que mes enfants partiraient en France et iraient dans une école française, je ne l’aurais pas cru. Si on m’avait dit que je n’aurai plus de maison, je ne l’aurais pas cru non plus, souligne-t-il. Mais l’être humain est capable de s’habituer à tellement de choses, c’est incroyable. » Il balaie du regard l’étendue de son terrain. « J’ai vécu mes meilleures années ici. C’est ma vie, je suis né sur cette terre. » Ses yeux clairs s’embuent presque imperceptiblement. « Donc j’espère que j’y resterai. Mais la vie nous le dira. »