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France: la difficile question de la reconnaissance de l'Holodomor ukrainien comme génocide

L'Holodomor, la grande famine ukrainienne de 1932-33, est à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale française. Les députés s’apprêtent à examiner une proposition de résolution portant sur la reconnaissance comme génocide de ce drame qui fit 3,5 à 4 millions de morts en Ukraine.

Après le Bundestag allemand et le Parlement européen à la fin de l’année dernière, et tout récemment la Chambre belge, c’est au tour du Parlement français de se prononcer sur cet événement historique auquel la guerre menée par la Russie en Ukraine donne un écho particulier.

Lorsqu’il a sillonné les terres ukrainiennes au cours de son voyage en URSS, à l’invitation des autorités soviétiques, en août-septembre 1933, Édouard Herriot, le maire de Lyon, n’a rien vu, ou voulu voir, du drame qui se jouait alors. La famine sur fond de collectivisation des terres, orchestrée par Staline, y décimait des millions de foyers.

Quatre-vingt-dix ans plus tard, les députés français qui doivent examiner la « proposition de résolution n°770 pour reconnaître et condamner l'Holodomor comme génocide », auront peut-être en tête la cécité de cette figure du parti radical, qui a été président de l’Assemblée nationale. « Il est important que l’Assemblée nationale, pour son propre honneur, vote cette résolution », affirme le député écologiste Aurélien Tâché, soulignant qu’Édouard Herriot « a joué un rôle actif dans la dissimulation du caractère génocidaire de l’Holodomor ».

Cette qualification fait toujours débat. C’est l’une des raisons pour lesquelles le processus législatif a pris du temps, explique l’élue à l’origine du projet de résolution, Anne Genetet, députée Renaissance de la 11e circonscription des Français établis hors de France, qui comprend notamment l’Ukraine et la Russie. « Lors de mon précédent mandat, j’avais déjà été alertée par les Français et des Ukrainiens sur cette blessure ukrainienne profonde », explique l'élue. L’invasion russe en Ukraine en février 2022 et la visite d’une délégation de parlementaires français en septembre a accéléré les choses : « Vodolymyr Zelensky, que nous avons rencontré, nous a demandé que la France reconnaisse l'Holodomor comme un génocide. Cela a pris un peu de temps, parce qu’il y avait un doute sur la qualification », poursuit Anne Genetet.

À lire aussi : L'Ukraine commémore les 90 ans de l'Holodomor, la grande famine causée par Staline

L’intention d’extermination de la population paysanne ukrainienne par les autorités soviétiques, en provoquant cette famine, est discutée par les spécialistes. En 2008, le Parlement européen l’avait qualifié de « crime effroyable perpétré contre le peuple ukrainien et contre l’humanité », avant de reconnaitre le « génocide », en décembre dernier, après le Bundestag allemand et avant la Chambre belge.

Le débat entre historiens n’est pas tranché, certains arguant notamment du fait que l’Ukraine n'est pas la seule à avoir été victime de la collectivisation forcée et de la dékoulakisation, c'est-à-dire l'expropriation de la propriété privée des koulaks au profit des kolkhozes dans la Russie stalinienne, ni la seule à avoir subi des mesures punitives. Les paysans des plaines du Don et du Kouban, et ceux du Kazakhstan, ont aussi été touchés.

Des enfants allument une bougie pour commémorer les victimes de l'Holodomor de 1932-33, ukrainien pour "mort par la faim", à Lviv le 26 novembre 2022, au milieu de l'invasion russe de l'Ukraine.
Des enfants allument une bougie pour commémorer les victimes de l'Holodomor de 1932-33, ukrainien pour "mort par la faim", à Lviv le 26 novembre 2022, au milieu de l'invasion russe de l'Ukraine. AFP - YURIY DYACHYSHYN

Débats sur la qualification du crime

« Là où se joue la qualification de génocide, c'est dans des décisions délibérément intentionnellement criminelles », tranche Thomas Chopard, historien, spécialiste de l'histoire de l'Ukraine soviétique. Et d’énumérer : « Le fait d’organiser un blocus de l'Ukraine et de déporter, à partir de janvier 1933, les paysans affamés qui ont tenté de fuir l'Ukraine pour les faire mourir de faim, les récoltes des semailles et du cheptel à partir de novembre 1932, spécifiques à l'Ukraine, qu'on ne trouve pas ailleurs, y compris au Kazakhstan, et enfin, la technique dite du ''tableau noir'', qui consiste à transformer soit un village, soit un canton, soit une ferme collective en un village bloqué. »

Ce qui distingue la famine ukrainienne, c’est « la concomitance de cette attaque contre la paysannerie ukrainienne qui représentait la majeure partie de la population ukrainienne, avec une attaque menée contre l’église ukrainienne et contre l’intelligentsia ukrainienne. En quelque sorte, on a attaqué aussi bien le corps que l’esprit et le cerveau », explique Iryna Dmytrychyn, responsable des études ukrainiennes à l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales), qui rappelle que Joseph Staline, qui a vu dans l’élément national ukrainien une des raisons des résistances des paysans à suivre sa politique, mit fin à l’ukrainisation et lança la russification de ces régions.

Cette famine meurtrière a longtemps été passée sous silence. Le pouvoir soviétique l’a cachée et niée, aidé en cela par des personnalités occidentales telles qu’Édouard Herriot ou le correspondant de l’époque du New York Times à Moscou, Walter Duranty.

Aujourd’hui, la Russie en conteste toujours le caractère génocidaire, mettant en avant l'importance relative des divers facteurs ayant engendré la famine. En Ukraine, à l’inverse, l'Holodomor constitue un événement central de la mémoire collective, pilier du récit national. Dans le sillage de la révolution orange, en 2006, la Rada adopte une loi qualifiant cette « extermination par la faim » de « génocide ».

Du temps de l’URSS, sa mémoire s’est d’abord propagée par la diaspora ukrainienne en Occident. En France, elle était notamment portée par Natalia Pasternak, aujourd’hui décédée. Son mari, Jean-Pierre, se souvient que son épouse allait régulièrement voir les députés et sénateurs, avec sous le bras un ouvrage sur l'Holodomor, édité par le Congrès mondial des Ukrainiens.

« C’était encore un peu trop tôt », constate-t-il, rappelant qu’il y a une quinzaine d’années, un projet de résolution n’avait recueilli que 37 voix. « Cela fait partie des pages sombres de l’Ukraine, cette reconnaissance est donc très importante pour les Ukrainiens pour leur permettre d’avancer et de construire l’avenir de l’Ukraine », dit Jean-Pierre Pasternak. Les Ukrainiens voient dans la reconnaissance de l'Holodomor « les prémices d’une reconnaissance de ce qui se passe aujourd’hui », estime Iryna Dmytrychyn.

À lire aussi : Grand prix du Fipadoc pour un documentaire sur le Holodomor, «la famine en Ukraine», en 1933

Résonances actuelles

La reconnaissance de l'Holodomor comme génocide par l’Assemblée nationale française revêt une dimension particulière sur fond de guerre en Ukraine. « Faire connaître l'histoire conflictuelle des relations russo-ukrainiennes, avec la négation récurrente par Moscou du fait national ukrainien, est important pour entretenir le soutien des opinions publiques occidentales, lequel est déterminant pour l'issue du conflit armé », expliquent Anne Genetet et le député socialiste Boris Vallaud, dans un communiqué. L’écologiste Aurélien Tâché met en avant la résonance politique actuelle de l'Holodomor, pour lequel, « la guerre menée par Vladimir Poutine revêt un caractère génocidaire : déportation d’enfants ou encore destruction de lieux de culture sont des éléments qui participent d’une volonté d’effacer véritablement l’identité ukrainienne et son peuple ».

Aujourd’hui, les termes de crimes contre l’humanité, voire de génocide, réapparaissent régulièrement dans les discours des autorités ukrainiennes pour qualifier les tortures infligées aux civils par les forces russes, les meurtres, les viols ou les déportations d’enfants. « Aujourd’hui, on a une guerre qui vise à détruire l’Ukraine, son identité, à russifier les Ukrainiens. Quelque part, c’est déjà ce qui se passait en 1932-33 », souligne Pierre Ramain, secrétaire de l’association Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre, signataire d’une tribune dans Le Monde dénonçant les enlèvements, transferts en Russie et adoptions forcées d’enfants ukrainiens, comme « un projet génocidaire conçu par Vladimir Poutine et son cercle rapproché ».

La démarche Anne Genetet s’inscrit dans une volonté de « dénoncer les crimes du stalinisme » à un moment où « Vladimir Poutine essaye de le réhabiliter ». Aurait-elle eu des chances d’aboutir avant le lancement par la Russie de son invasion à grande échelle de l’Ukraine, voire dans les premiers mois de la guerre, à un moment où les tentatives de dialogue avec Moscou étaient encore d’actualité ? « Autant j’ai la certitude qu’on aurait eu la signature très large de l’ensemble de l’hémicycle lors du mandat précédent, mais je pense que j’aurais rencontré une forme de résistance du côté du Quai d’Orsay », affirme la députée.

« La "redécouverte" de la famine a joué un rôle crucial dans le débat politique, dans la confrontation entre tenants d’une rupture avec la Russie et partisans d’un maintien de liens étroits avec le "grand frère russe" », écrit l’historien Nicolas Werth. À l’Assemblée nationale, le texte devrait recueillir les suffrages des représentants des principaux groupes parlementaires. Ils figurent d’ailleurs tous au rang des signataires, à l'exception de la France Insoumise, du Rassemblement national et des communistes.

L’événement a de fortes chances d’irriter Moscou. Faut-il y voir un lien ? Lundi 27 mars, le site internet de l’Assemblée nationale a été ciblé par des hackeurs pro-russes. Une attaque par déni de service « déclenchée par un afflux de requêtes » a bloqué le site pendant quelques heures. Elle a été revendiquée par le collectif de hackers Noname057.

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