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Dix ans après le mouvement de Gezi en Turquie: «Ce pouvoir a su jouer sur les divisions de la société»

Il y a dix ans, le soulèvement de Gezi faisait trembler le régime turc sur ses appuis. À l’orée d’un nouveau mandat de Recep Tayyip Erdogan, RFI a rencontré deux anciens du mouvement.

De notre envoyée spéciale à Istanbul,

Ce n’est certes pas un jour de fête pour Ahmet Saymadi, mais depuis le premier tour, le 14 mai dernier, l’opposition turque se doutait que le changement allait encore devoir attendre. « Je suis le genre de personne qui garde toujours espoir », lâche-t-il dans un léger sourire, quand on s’enquiert de son moral au lendemain du second tour. La veille, le président sortant Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis vingt ans, a été réélu avec 52,2% des voix. Ce membre du HDP, le parti pro-kurde, qui a soutenu le candidat de l’opposition, Kemal Kiliçdaroglu, est rentré tôt pour ne pas assister aux célébrations des soutiens du pouvoir. Il nous accueille dans son restaurant en sous-sol d’une ruelle près de l’avenue Istiklal, dans le centre d’Istanbul.

Le 29 mai 2013, il était dehors à quelques centaines de mètres de là et prenait part à ce qui allait déboucher sur ce qu’on a parfois appelé un « Printemps turc ». Au départ, quelques dizaines de riverains de Gezi s’opposent à un projet de restructuration du parc. Mais leur expulsion brutale par les forces de l’ordre va mettre le feu aux poudres. Le mouvement s’étend, les revendications aussi, jusqu’à demander le départ d’Erdogan, accusé de dérive autoritaire et de vouloir « islamiser » la société turque. « Le premier jour de l’occupation, personne ne pensait qu’il y aurait un tel niveau de résistance. Mais ensuite tout le monde est venu, chacun avec ses raisons. Et soudain la résistance s’est transformé une gigantesque révolte à laquelle personne ne s’attendait », se souvient Ahmet Saymadi, 47 ans aujourd’hui. Pendant trois semaines, quelque 2,5 millions de personnes manifestent.

Ahmet Saymadi, membre du parti pro-Kurde, HDP.
Ahmet Saymadi, membre du parti pro-Kurde, HDP. © RFI/Aurore Lartigue

Une décennie plus tard, le parc de Gezi est toujours là, le gouvernement de l’AKP aussi. « J’avais 23 ans quand les manifestations de Gezi ont commencé et j’étais membre d’une organisation de jeunesse. Maintenant j’ai 33 ans et j’ai des cheveux blancs en raison du contexte politique de ce pays. » Ainsi se présente Feride Eralp. Cette activiste féministe ne cache pas sa déception. « Mais c’est un sentiment auquel on s’est habitué dans ce pays, affirme-t-elle, en faisant notamment référence aux tentatives de « réconciliation » autour de la question kurde. À chaque fois, on a vu une vague de nationalisme émerger dans la société. »  

« Gezi nous a montré que les différentes parties de la société pouvaient lutter côte à côte  » 

À Gezi, les illusions se sont brisées contre le mur de la répression. Des milliers de personnes ont été arrêtées dans la foulée du mouvement de contestation et les revendications n’ont pas été entendues. Mais Ahmet veut croire que le mouvement a posé les bases d’une union de toute une partie de la société turque. « Quand vous entriez dans le parc du côté de la place Taksim, vous pouviez croire que la résistance était initiée par les ataturkistes, mais si vous entriez par l’arrière, vous pouviez penser qu’elle était menée par les Kurdes, et si vous arriviez par le milieu, vous tombiez sur les féministes et les LGBT, etc, raconte-t-il, encore émerveillé. Donc peut considérer que ce mouvement est le point de départ de cette culture de la réconciliation et de la culture de la lutte ensemble, qui a préparé le terrain du climat politique d’aujourd’hui. » 

« Gezi nous a montré que les différentes parties de la société pouvaient être côte à côte, lutter côte à côte et qu’il y avait d’autres façons de faire société, estime Feride. À travers Gezi, on a vu qu’en s’appuyant sur la solidarité, on pouvait surmonter nos différences, éviter l’écueil de la haine. »  

Mais dix ans après, force est de constater que la société turque s’est polarisée. La stratégie du « diviser pour mieux régner » du pouvoir turc semble porter ses fruits. « Ce pouvoir a su jouer sur les divisions de la société, commente la féministe. Il sait vraiment comment manipuler une communauté. On voit d’ailleurs comment il a su monter les 52% (qui ont voté pour lui) contre les 48%, en les qualifiant de terroristes dans ces discours»

Pour autant, Ahmet Saymadi, veut croire que la coalition de six partis hétéroclites que le candidat de l’opposition Kemal Kiliçdaroglu, incarne aujourd’hui l’héritage de cette convergence des luttes. « En tant que candidat et pendant la campagne, j’ai pas mal travaillé dans différentes villes et j’ai vu cette convergence des différentes parties de la société était possible. » Il cite en exemple ces femmes habillées en tchador distribuant des tracts du candidat de l’opposition de l’opposition. « C’est quelque chose d’inédit dans l’histoire politique de la Turquie », assure-t-il. 

Rétrécissement des libertés

Les dix dernières années ont été difficiles pour les deux militants. Gezi acte le tournant répressif du régime. Le processus entamé pour tenter de régler la question kurde est un échec. Aux législatives du 7 juin 2015, le parti islamo-conservateur AKP d’Erdogan arrive en tête, mais est pour la première fois privé de sa majorité absolue au Parlement. Le parti kurde HDP y fait son entrée. De nouvelles élections sont convoquées. En 2016, la tentative de coup d’État échoue dans le sang. Bien qu’attribuée au prédicateur Fethullah Gülen, elle est l’occasion de purges d’une ampleur inédite qui touche aussi la mouvance pro-Kurde et les médias. « On peut considérer que cela a été la pire période pour l’opposition, analyse Ahmet Saymadi. Beaucoup de gens ont quitté le pays. Il y a eu un fort rétrécissement des libertés. »

Malgré tout, Ahmet voit l'érosion, lente mais progressive, du pouvoir du président Erdogan aux élections de ces dix dernières années comme une sorte de victoire. « Si on regarde de notre point de vue :  nous avons résisté avec force, en 2015, on l'a empêché d'arriver au pouvoir avec un seul parti, en 2019, nous avons gagné les mairies des grandes villes, et maintenant, avec cette coalition, nous l’avons condamné à second tour. C’est le résultat d’une lutte de dix ans », conclut-il.  

La militante féministe Feride Eralp dans un café de son quartier de Kurtuluç, à Istanbul.
La militante féministe Feride Eralp dans un café de son quartier de Kurtuluç, à Istanbul. © RFI/Aurore Lartigue

« Le mouvement féministe a su résister à cette polarisation en défendant les droits de femmes venant de différents pans de la société. Il a ainsi réussi à garder sa légitimité », souligne la militante qui a fait partie de plusieurs organisations de défense des droits des femmes. Mais pour le mouvement, le champ d’action s’est aussi réduit. Depuis quatre ans, les manifestations du 8 mars, journée des femmes, et celle du 25 novembre, contre les violences, sont interdites, rappelle-t-elle. « On nous arrête, on nous poursuit en justice, dénonce l’activiste. Dans son discours au balcon hier [dimanche], il a dit qu’il était contre la violence contre les femmes, mais quand nous essayons de les dénoncer lors de ces journées, nous subissons nous-mêmes la violence policière. » 

Des attaques contre les droits des femmes « repoussées »

En juillet 2021, rappelle-t-elle et malgré des protestations, la Turquie s’est retirée de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, connue sous le nom de Convention d’Istanbul, que le pays avait été le premier à ratifier. Elle oblige les gouvernements à adopter une législation réprimant ce type d’actes. Le gouvernement turc accusait ce traité d’encourager l’homosexualité et de menacer la structure familiale traditionnelle. « Mais c’est quoi qui est immoral ? s’insurge la jeune femme. C'est de défendre les droits des femmes et de demander à ce qu’elles ne subissent pas des violences ? Est-ce que c’est immoral de dire que les gens ne devraient pas subir de violences en raison de leur orientation sexuelle et de leur identité de genre ? Si c’est ça, oui nous sommes des gens immoraux ? Que faut-il pour ne pas être immoraux ? Que nous disparaissions ? Mais nous ne disparaîtrons pas. »

Malgré ces régressions, Feride Eralp veut croire à la mobilisation des associations et de la société civiles. « Nous avons réussi à repousser certaines de leurs attaques contre les droits des femmes. » Un projet de loi de députés AKP visant à amnistier les violeurs prêts à épouser leurs victimes a été abandonné. La militante se félicite même d’avoir réussi à mobiliser des députées pro-AKP.

« Mais ces mêmes femmes, regrette-t-elle, sont aujourd’hui restées silencieuses contre les partis extrémistes Hüda Par [la vitrine politique du Hezbollah turc, ndlr], ou le Parti Refah, qui sont entrés au Parlement depuis les élections législatives. » Ce dernier est à l’origine du retrait de la Turquie de la Convention d’Istanbul. Il réclame aussi la réécriture de la loi 6284, en faveur des femmes car elle ne serait pas assez protectrice de la famille.

Un mouvement comme celui de Gezi pourrait-il émerger aujourd’hui ? L’un comme l’autre estiment que ce serait « difficile ». « Avant Gezi, les gens n’avaient pas fait l’expérience de la violence d’État qui s’est déployée en 2013 et après. Aujourd’hui, les gens savent les capacités de répression du pouvoir turc. On a vu mourir des gens dans la rue pendant le coup d’État avorté de 2016 », souligne-t-il.

« La structure du pouvoir s’est renforcée, sa base aussi. Si un mouvement comme ça émergeait, ce serait plus violent », estime de son côté la militante féministe.

Aucun ne veut céder à la résignation. Ahmet reste positif. Erdogan a certes gagné, mais son emprise recule, si l’on en croit les résultats. Quand on demande à Feride Eralp comment elle voit les cinq à venir, la jeune femme sourit : « On va essayer que ça ne dure pas cinq ans. »