Le Premier ministre Najib Mikati est revenu ce lundi 27 mars sur sa décision, prise jeudi dernier, de reporter d’un mois le passage à l’heure d’été. Le chaos qui a régné au Liban pendant trois jours a montré l’étendue des dissensions confessionnelles, la fragilité des équilibres politiques et sociaux et la faiblesse de l’État.
De notre correspondant à Beyrouth,
L’affaire aurait pu être burlesque si elle n’avait pas pris une dimension communautaire et ravivé les réflexes confessionnels et sectaires dans un pays meurtri depuis plus de trois ans par une crise multiforme sans précédent.
Les faits sont simples : le jeudi 23 mars, le Premier ministre Najib Mikati annonce dans un communiqué le report d’un mois le passage à l’heure d’été habituellement adoptée le dernier week-end de mars. Rien ne se passe pendant 24 heures. Subitement, le samedi 25 mars, une vive polémique éclate dans le pays après qu’une vidéo mise en ligne montre le président du Parlement Nabih Berry, qui est la principale figure chiite de l’État, en train de demander au chef du gouvernement (sunnite), de prolonger l’horaire d’hiver (qui voit le soleil se coucher une heure plus tôt) jusqu’à la fin du mois du ramadan, dans le but de faciliter le jeûne des populations musulmanes.
Levée de boucliers des milieux chrétiens
Les milieux politiques et religieux chrétiens s’insurgent contre cette décision « prise sans concertation ». L’Église maronite, plusieurs autres communautés chrétiennes et les écoles catholiques affirment qu’elles ne se conformeraient pas à la mesure de Najib Mikati. Trois chaînes de télévision et deux quotidiens proches des milieux chrétiens annoncent le passage à l’heure d’été dans la nuit de samedi à dimanche, comme prévu initialement. Un député du parti chrétien des Forces libanaises, Razi el-Hage, dépose un recours en invalidation devant le Conseil d’État contre la décision du chef du gouvernement.
La fronde s’étend à certains ministres qui désavouent publiquement Najib Mikati. Le ministre de la Justice, Henry Khoury, soutient que la décision du Premier ministre est « illégale », car le changement du fuseau horaire nécessite une décision du Conseil des ministres et ne peut se faire par un simple communiqué publié par le chef du gouvernement.
Le ministre de l’Éducation, Abbas el-Halabi, appelle toutes les écoles à passer à l’heure d’été, avant de revenir sur sa décision et de laisser le choix aux directeurs des établissements scolaires.
Pendant ce temps, les passions se déchaînent sur les réseaux sociaux et les échanges prennent parfois une dimension confessionnelle. Les anecdotes foisonnent et les Libanais tournent en dérision les décisions de leurs dirigeants.
L’humour légendaire des Libanais ne cache cependant pas la gravité de la situation. Le pays se retrouve, dès dimanche 26 mars, avec deux fuseaux horaires. Celui de l’heure d’été a les faveurs des chrétiens, celui de l’heure d’hiver celles des musulmans. Lundi, les écoles dans les régions à majorité chrétienne ouvrent une heure plus tard que les établissements scolaires situés dans les régions à dominance musulmane.
Des milliers de familles affectées
Sur un plan technique, la mesure de Najib Mikati a pris de court l’aviation civile, les sociétés de télécommunication, les banques et d’autres secteurs qui n’ont pas eu le temps de s’adapter. La mesure du report du passage à l’heure d’été a été prise sans synchronisation avec le serveur de temps à travers le protocole dit NTP, « Network Time Protocol ».
Sur un plan pratique, la décision hâtive de Najib Mikati et le refus de certains milieux de s’y conformer a affecté des milliers de familles. « J’enseigne dans une université chrétienne qui a décidé de passer à l’heure d’été et je travaille dans une banque qui a mis en œuvre la mesure du Premier ministre. Mes horaires se télescopent. Je ne sais plus quoi faire », déplore Fadia, une mère de famille d’une quarantaine d’années.
« L’affaire des deux fuseaux horaires » montre la vulnérabilité de la société libanaise qui est très prompte à réagir à n’importe quel événement à travers le prisme confessionnel. « C’est typique d’une société en crise qui perd ses repères et son sens critique et s’enfonce dans une logique de repli communautaire », analyse Adel Noun, sociologue.
« La population ne se rend même plus compte que les décideurs déploient une stratégie de diversion pour les éloigner des vrais problèmes et les distraire avec des questions qui n’ont en réalité aucune importance pour leur avenir », ajoute-t-il.
Cette affaire a aussi montré l’extrême faiblesse d’un État en déliquescence où une décision administrative du Premier ministre n’est plus appliquée, même pas certains de ses ministres.
Face au chaos qui a commencé à s’installer, Najib Mikati a fait marche arrière lundi après une réunion de son gouvernement exclusivement consacrée à la question du fuseau horaire. « Le Conseil a décidé de maintenir l’heure d’hiver pour le moment et de passer à l’heure d’été dans la nuit de mercredi à jeudi. Nous avons besoin d’un délai de 48 heures pour régler certains détails techniques », a-t-il expliqué.
« La décision (de reporter d’un mois le passage à l’heure d’été) a été prise pour assurer un repos aux personnes qui jeûnent durant le ramadan, pour une heure, sans aucune intention de nuire à d’autres composantes libanaises, sachant que cette décision a déjà été prise dans le passé », s’est défendu Najib Mikati.
Après le délire des trois derniers jours, les Libanais sont rattrapés par les dures réalités. Que l’heure change ou pas, les difficiles conditions de la vie quotidienne, l’anéantissement du pouvoir d’achat, l’érosion des salaires, l’explosion des prix restent les mêmes.