Plus de 5 000 élèves dans 200 établissements à travers l’Iran ont été victimes d’empoisonnement au gaz ces trois derniers mois. Alors que le mystère demeure sur les auteurs de ces intoxications, le gouvernement a annoncé les premières arrestations le 7 mars. Mais certains opposants et experts soupçonnent les autorités de vouloir instaurer un climat de peur pour juguler le mouvement de contestation.
Cette affaire d'intoxication collective a débuté à la fin novembre lorsque les médias ont fait état de premiers cas d'empoisonnement par voies respiratoires de filles âgées d'environ 10 ans dans les écoles de la ville religieuse de Qom. Le phénomène a ensuite été constaté un peu partout dans le pays dans des dizaines d’établissements, à Téhéran, Racht, Machhad, Bandar-e Abbas, Kermanshah notamment…
Mercredi 1er mars, les élèves de sept écoles de filles de la ville d'Ardabil ont été indisposées dans la matinée par des émanations de gaz et 108 personnes ont été transportées à l'hôpital, a annoncé le chef du service hospitalier à l'agence de presse Tasnim. Des cas ont également été rapportés la même semaine à Téhéran. Les derniers en date ont été signalés ce week-end dans cinq provinces.
Samedi 4 mars, des dizaines de jeunes filles ont été transférées dans des hôpitaux des provinces de Hamedan, Zanjan et d'Azebaidjan occidental, de Fars et d'Alborz. Dimanche, de nouveaux empoisonnements ont été rapportés dans deux lycées de filles des villes d'Abhar et d'Ahvaz, mais aussi dans une école primaire de Zanjan, selon l'agence de presse Isna, citant des responsables sanitaires locaux.
Nausées, vertiges, maux de tête...
À chaque fois, le phénomène est le même : des élèves d'écoles de filles respirent des odeurs « désagréables » ou « inconnues » puis présentent des symptômes comme la nausée, des maux de tête, l'essoufflement, la léthargie et le vertige. « Une très mauvaise odeur s'est répandue tout d'un coup, je me suis sentie mal et suis tombée sur le sol », a ainsi raconté une écolière. Certaines de ces élèves sont brièvement hospitalisées mais aucune n'a jusqu'à présent été gravement affectée. Elles ont, dans la plupart des cas, retrouvé un état de santé normal dans les jours suivants.
À mesure que ces intoxications se multiplient, les questions s’accumulent et demeurent pour le moment sans réponse claire. L’origine de ces maux n’a pas encore été identifiée avec certitude et la nature exacte du ou des produits utilisés, par exemple, reste un mystère. Le vice-ministre de la Santé expliquait fin février que l'empoisonnement avait été causé par des composants chimiques disponibles sur le marché. Selon les résultats d'examens toxicologiques fournis par le ministère de la Santé et cités par un député, la substance toxique utilisée à Qom était composée notamment de gaz N2, à base d'azote, utilisé dans l'industrie ou comme engrais agricoles.
« Aucune substance dangereuse n'a été décelée chez ceux qui ont été examinés dans les centres médicaux », selon le ministère de l'Intérieur. Mohammad-Hassan Asafari, un membre de la commission d'enquête parlementaire chargée de faire la lumière sur les causes de cette vague d'empoisonnements, a précisé que les « tests menés pour identifier » ces substances n'avaient pas permis de les déterminer avec certitude. On ignore même s’il s’agit des mêmes produits utilisés d’un cas sur l’autre.
Premières arrestations
Quant à la question des auteurs, le ministère de l’Intérieur a annoncé mardi l’arrestation d’« un certain nombre de personnes » soupçonnées de préparer des substances dangereuses dans plusieurs provinces, précisant que trois d'entre elles avaient des antécédents criminels « dont une implication dans les récentes émeutes », terme utilisé par les autorités pour décrire les manifestations déclenchées après la mort de Mahsa Amini.
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Toujours selon le ministère, l'une d'elles « introduisait des substances irritantes à l'école par l'intermédiaire de son enfant » et envoyait aux « médias hostiles » des images des écolières après les empoisonnements pour « créer la peur parmi les gens et entraîner la fermeture des écoles ». Mais cette version n’est pas pour contenter les parents d’élèves en colère, explique Saeed Paivandi, sociologue et professeur à l’université de Lorraine.
« Après un silence de trois mois et des déclarations contradictoires, les autorités s’expriment pour dire que ce sont les opposants qui sont derrière tout ça, alors qu’ils ont nié et minimisé les faits au début », souligne ce spécialiste des questions d’enseignement et d’éducation. « Les gens sont en colère ». Les parents d’élèves se sont en effet mobilisés à plusieurs reprises pour protester, car l’inquiétude et la colère montent dans le pays.
Premier jour de la semaine en #Iran, de nombreux cas d’empoisonnements d’écolières sont encore signalés ! La police agresse les familles inquiètes pour leurs enfants. Cette situation explosive peut lancer une nouvelle vague de protestations dans le pays. #MahsaAmini pic.twitter.com/h4XhfIEHay
— Farid Vahid (@FaridVahiid) March 4, 2023
Climat de peur
Dernier mouvement en date, des parents se sont réunis dans certaines villes devant les centres gouvernementaux ce week-end. Un rassemblement devant un bâtiment du ministère de l'Éducation dans l'ouest de la capitale samedi s'est transformé en une mobilisation antigouvernementale, durant laquelle les manifestants ont assimilé les Gardiens de la révolution et sa force paramilitaire au groupe État islamique, dans une vidéo vérifiée par Reuters. Des manifestations similaires ont eu lieu dans deux autres quartiers de Téhéran et dans d'autres villes, dont Ispahan et Racht.
Les parents dénoncent l’inaction des autorités et certains les soupçonnent même d’être derrière cette vague d’intoxications. Car si, au début, la théorie d’un groupuscule ultra-conservateur hostile à l’éducation des filles « semblait plausible », estime Saeed Paivandi, plus le phénomène a pris de l’ampleur, « plus l’hypothèse d’une action réfléchie provenant d’une structure comme les Gardiens de la révolution ou les services de renseignement s’est imposée dans l’opinion publique ».
Certains voient dans ces empoisonnements une « revanche » du régime contre le mouvement de protestation lié à la mort de Mahsa Amini, dont les femmes et les jeunes filles sont le fer de lance. « L’objectif, analyse le sociologue, est de créer une ambiance psychologique particulière, instiller une peur collective, mais sans aller plus loin, sans provoquer de dégâts trop importants. Pour envoyer un message aux familles et aux opposants et empêcher les actes de désobéissance civile. »
Ici aussi, les élèves de deux écoles élémentaires et collèges ont été victimes d'empoisonnement. Ce qui a accentué la colère de la population. L'absence de réaction efficace de la part du pouvoir montre leur implication dans cet acte, qui doit être qualifié de terroriste. Ce qui me chagrine le plus c'est que, maintenant, les enfants sont aussi visés.
Ronak, une habitante de Kermanshah, témoigne au micro de RFI le 1er mars
Darya Kianpour
Changement de discours et contradictions
Pour étayer cette théorie, le professeur Saeed Paivandi pointe plusieurs faisceaux d’indices. Il rappelle d’abord le changement de discours officiel. « Les autorités ont gardé le silence, elles ont nié le phénomène, elles ont ensuite joué la prudence et quand le guide suprême a pris position lundi pour dénoncer un “crime impardonnable”, tout à coup le discours a changé, les ministères et les Gardiens de la révolution se sont dit mobilisés. »
Un paradoxe qui vient s’ajouter aux déclarations contradictoires entre plusieurs acteurs de l’État. Alors qu’au début de l’affaire, « les ministères de l’Éducation et de l’Intérieur ont dit que ça n’existait pas, le ministère de la Santé a parlé d’un empoisonnement. Et puis un député de Qom a déclaré qu’on ne pouvait pas tout dire parce que c’était une question sécuritaire. » Et en Iran, « quand il s’agit de sécurité, cela veut dire : les Gardiens de la révolution et les paramilitaires ou l’appareil de renseignement », précise le sociologue.
Le chercheur ajoute que beaucoup s’interrogent aussi sur l’inaction des forces de sécurité dans des intoxications qui concernent des milliers d’élèves alors qu’elles s’avèrent particulièrement réactives quand il y a des actes de désobéissance civile dans ces mêmes écoles.« L’opacité autour de cette affaire est incroyable et on se demande si l’État est incompétent ou complice », résume le sociologue.
Appels à une enquête transparente
Pour l’ONG Iran Human Rights, les autorités sont bel et bien complices. Elle considérait dans un tweet du 2 mars que « ces attaques sont des attaques terroristes chimiques coordonnées ». Selon son directeur Mahmood Amiry-Moghaddam, « l'absence de mesures appropriées et préventives de la part des autorités de la République islamique renforce l'hypothèse selon laquelle les auteurs des attentats sont directement ou indirectement liés aux institutions étatiques placées sous le commandement d'Ali Khamenei ».
Les États-Unis ont appelé lundi à « une enquête crédible et indépendante ». « Si ces empoisonnements sont liés à la participation à des manifestations, alors cela relève tout à fait du mandat de la mission indépendante d'établissement des faits des Nations unies », créée en novembre pour enquêter sur les violations des droits humains en Iran, a dit la porte-parole de la Maison Blanche Karine Jean-Pierre. La semaine dernière, le Haut-Commissariat aux droits de l'Homme des Nations unies a également demandé « une enquête transparente » et des conclusions publiques.
Au bout du compte, cela va faire descendre les gens dans la rue. Et il y aura davantage de manifestations, car le sujet est très sensible. Je pense qu'en Iran tout le monde pense que cela vient du régime. Ils sont responsables et c'est leur façon de nous montrer que nous devons avoir peur des conséquences de notre engagement.
La colère gronde dans l'affaire des écolières intoxiquées
Nicolas Falez