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France: le mécanisme de la compétence universelle devant la Cour de cassation

Une audience cruciale se tient ce vendredi 17 mars devant la Cour de cassation concernant la compétence universelle, c’est-à-dire la possibilité pour la justice française de juger des crimes commis à l’étranger quand ni l'auteur, ni la victime ne sont Français. 

La compétence universelle concerne les crimes les plus graves. En l'occurrence, c'est sur deux affaires concernant deux ressortissants syriens séjournant en France, accusés de faits commis en Syrie, crimes contre l'humanité pour l'un, crime de guerre pour l'autre, que la Cour de cassation va se pencher. 

Pour comprendre, il faut remonter à 2010. La France intègre alors la compétence universelle dans son droit, mais les parlementaires posent quatre conditions à son application, quatre « verrous », dont deux sont au cœur des débats du jour.  

On désigne par « double incrimination » le fait qu’une personne peut être poursuivie en France pour crime de guerre ou crime contre l'humanité uniquement si ces faits sont punis aussi dans le droit de l'État où ils ont été commis, ici, la Syrie. Ou si le pays en question a ratifié le statut de Rome créant la Cour pénale internationale.  

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« Prime aux bourreaux » 

Dès 2010, la société civile et des élus ont dénoncé les limites posées par ces quatre « verrous » pour l'accès des victimes à la justice et donc, le risque d'impunité pour de grands criminels. La condition de double incrimination est particulièrement inepte, dénonce Clémence Bectarte, avocate de la FIDH et partie civile. « C’est ce qu’on a appelé une sorte de ‘prime aux bourreaux’. Car pour que la France puisse ouvrir une enquête en compétence universelle sur la Syrie, le Sri Lanka ou la Libye par exemple, il faut que ces pays aient soit ratifié le statut de Rome, ou qu’ils aient incriminé dans leur Code pénal ces qualifications juridiques. Bien souvent, ce n’est pas le cas, car ces bourreaux sont au pouvoir. Et, bien évidemment, ils organisent d’abord, dans leur système juridique interne, leur impunité. » 

Réticences de l’exécutif 

Quant à la condition de résidence habituelle, le sénateur socialiste Jean-Pierre Sueur, engagé de longue date en faveur d’une pleine compétence universelle, cite les regrets de l’ex-garde des Sceaux, Robert Badinter : « Nous ne nous reconnaissons compétents pour juger les pires criminels qui soient, que s’ils ont eu l’imprudence de résider de façon quasi-permanente sur le territoire français », avant d’ajouter : « Cette condition est absurde. On se doute bien que les auteurs de génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité ne sont pas installés à Bécon-les-Bruyères à cultiver leurs bégonias ».  Pour avoir « sondé plusieurs ministres de la Justice », il affirme que les plus grandes réticences émanent du Quai d’Orsay, qui craindrait de voir des responsables étrangers arrêtés à peine le pied posé en France. D'autant, pointe le sénateur, « qu’il y a un certain nombre d’ambassades dans lesquelles, sous couvert diplomatique, on accueille des gens qui ne sont pas forcément recommandables et qui ont pu commettre ces crimes. »  

En 2012, Jean-Pierre Sueur avait fait adopter une proposition de loi par le Sénat comportant notamment la suppression des deux verrous évoqués mais « n’a jamais réussi à la mettre à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale ».  Une confirmation, pour Clémence Bectarte, de la « grande ambiguïté des autorités françaises -tous gouvernements confondus puisque c’est le cas depuis 2010-face au fait d’ouvrir grand les voies de la justice française aux victimes de ces crimes, car elles se disent que le temps de la justice peut contrarier le temps de la diplomatie et que ces avancées en faveur de l’impunité peuvent parfois rentrer en contradiction avec les intérêts diplomatique et la réalpolitique ». 

Le « coup de tonnerre » de l’arrêt Chaban 

Le temps judiciaire étant long, ce n'est qu’en novembre 2021 que la Cour de cassation s'est prononcée pour la première fois sur la « double incrimination ». Elle a estimé que la justice française n'était pas compétente pour juger le Syrien Abdelhamid Chaban, car les crimes contre l'humanité ne sont pas incriminés en Syrie. Un « coup de tonnerre » pour les ONG, même si elles alertaient depuis longtemps sur les faiblesses de la compétence universelle française à cause, toujours, de ces fameux verrous, pointe l’avocate de la FIDH.   

Mais en avril 2022, la Cour d'appel de Paris a rendu une décision contraire, à propos d'un autre Syrien, Madji Nema, poursuivi lui pour crimes de guerre, en considérant que même si les « crimes de guerre » n’existent pas en tant que tels, ils existent « par équivalence » puisque le droit syrien condamne bien les exactions constitutives de tels crimes. 

La Cour de cassation va donc devoir trancher entre cette dernière interprétation qui offre un périmètre d’application plus large à la compétence universelle, défendue par les parties civiles et ONG et le premier arrêt plus restrictif, qui, pour la défense des deux Syriens, doit s'appliquer.  Margaux Durand-Pointcloux, avocate d’Abdelhamid Chaban estime d’ailleurs que le cas de son client « a déjà été jugé en droit » et que les circonstances n’ayant pas changé depuis 2021, il n’y a aucune raison que la Cour de cassation rende une décision différente de celle de novembre 2021. Si le périmètre de la compétence universelle française doit être revu, c’est, selon elle, aux législateurs de s’emparer de la question. 

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Mauvaise justice ? 

« La loi a posé des conditions strictes pour que la justice française puisse enquêter sur des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre. Il faut que ces conditions soient respectées, ni plus ni moins », renchérit Raphaël Kempf, qui défend Madji Nema aux côtés de Romain Ruiz.  « Donc en l’état, je considère que la loi ne permet pas à la justice française d’enquêter sur ces faits-là, mais surtout, la justice qui peut être rendue dans ces conditions, ne peut être qu’une mauvaise justice », ajoute l’avocat. « Parce qu’on n’a pas les moyens d’enquêter sur place, de recueillir ou recouper les témoignages et que la justice française est dépendante d’éléments apportés par d’autres, le plus souvent par la partie civile ; et moi je pense qu’on ment aux victimes en leur faisant croire qu’on peut rendre justice dans ces conditions-là », met-il en garde.  

Des procès possibles et « nécessaires » 

Une critique qui ne surprend pas Clémence Bectarte, habituée, dit-elle, à ce « procès en impossibilité » de la compétence universelle. « L’histoire, et en particulier la dernière décennie, a prouvé que ces procès sont possibles : quand on voit le nombre de procès qui ont abouti en Europe, mais aussi ailleurs, sur le continent africain. Le procès d’Hissène Habré, par exemple, était un procès en compétence universelle. Il y a eu des procès en France, en Belgique, en Allemagne, au Canada qui ont concerné le génocide des Tutsis au Rwanda, des officiels du régime syrien ou récemment, un officiel iranien en Suède. Ce sont des procès qui ont abouti à des condamnations que la majorité des observateurs jugent correspondant à des règles de procès équitables. » Or pour l’avocate, ces procès sont « non seulement possibles donc, mais aussi nécessaires. Dans l’architecture du droit international, on a besoin de la CPI, mais elle ne peut pas tout : il faut aussi des juridictions nationales pour mener des enquêtes sur des crimes et juger des responsables qui seraient sinon impunis. »  

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Enquêtes menacées 

Au-delà des conséquences pour les deux mis en causes, si la Cour de cassation retient l'interprétation la plus stricte, de nombreuses affaires en cours seront hypothéquées, et pas uniquement celles qui portent sur la Syrie : on parle de 36 des 85 enquêtes préliminaires et 18 % des informations judiciaires ouvertes au pole crimes contre l'humanité menacées. Une catastrophe pour les victimes de tous pays, mais aussi pour l'image de la France, souligne l'avocat Mazen Darwish, président de l'ONG syrienne SCM partie civile dans l'affaire Nema. « Si on dit aux victimes que même la France, qui se revendique ‘pays des droits de l'homme’, ne fera rien pour elles, ça revient à leur dire de ne pas croire en ces valeurs, de se faire justice en dehors du droit et donc à les pousser vers la violence » met en garde le juriste. « Le temps est venu pour la France de montrer qu'elle se tient vraiment aux côtés des victimes. Car les victimes ne veulent pas de déclarations, elles veulent des actes. » 

Vers une nouvelle loi sur la compétence universelle ? 

Avec d'autres ONG dont la FIDH, Mazen Darwish appelle la France, quelle que soit la décision de la Cour, à légiférer pour faire sauter les verrous à une pleine compétence universelle. Une éventualité, puisqu'en février 2022, les ministres de la Justice et des affaires étrangères avaient indiqué, rappelant leur volonté de lutter contre l’impunité pour les crimes commis en Syrie, que le gouvernement était « prêt » à faire évoluer la loi si nécessaire. Une prise de parole mal reçue des deux côtés de la barre. Côté défense, Raphaël Kempf y voit une volonté de l’exécutif « de faire pression » sur la décision des juges. Du côté des parties civiles, Clémence Bectarte dénonce la « frilosité » du gouvernement, qui « se cache » derrière le judiciaire. La Cour rendra sa décision le 12 mai 2023.  

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