Lundi 20 mars, le Conseil d’État a intimé au gouvernement français de fermer certaines zones de pêche dans le Golfe de Gascogne pour assurer la survie des dauphins. Si cette décision a été largement saluée par les ONG, elles restent vigilantes quant à sa mise en œuvre par l'État. De leur côté, de nombreux pêcheurs dénoncent une atteinte à leur activité.
Des images de cadavres de dauphins mutilés, ensanglantés, ramenés par la houle et jonchant les plages… Depuis la mi-décembre 2022, au moins 910 de ces mammifères marins se sont échoués sur le littoral atlantique français, selon l’un des derniers décomptes de l’Observatoire océanographique Pelagis.
Et lundi 20 mars, le Conseil d’État a donné raison aux associations de défense environnementale. La Haute juridiction a enjoint au gouvernement de fermer temporairement certaines zones de pêche dans le Golfe de Gascogne, d’ici les six prochains mois, afin de protéger les dauphins de la région et « limiter les captures accidentelles ». En effet, Pelagis, sentinelle française des échouages de mammifères marins, estime qu’entre 5 000 et 10 000 cétacés se retrouvent chaque année pris au piège par des filets de pêche dans les eaux françaises, et meurent asphyxiés ou lacérés.
Avec cette décision, le Conseil d’État a suivi la requête des trois ONG Sea Shepherd France, France Nature Environnement (FNE) et Défense des Milieux Aquatiques, qui avaient déposé des recours auprès de l’instance fin 2021. « Une victoire historique » pour Sea Shepherd France. « Cette nouvelle injonction nous donne de l’espoir », salue Jérôme Graefe, juriste à France Nature Environnement. Car d’après lui, la situation des cétacés demeure « catastrophique » depuis des années. « Les constats scientifiques aujourd’hui sont clairs et gravissimes. Sur le long terme, les dauphins communs du Golfe de Gascogne pourraient totalement disparaître », tempête le juriste.
Tandis que les ONG environnementales se félicitent de cette décision tout en restant « vigilantes » sur sa mise en œuvre, le Comité national des pêches maritimes et des élevages marins (CNPMEM) a exprimé dans un communiqué sa « stupeur » et son « incompréhension » face à une décision qu’il considère « violente » pour la profession. « Ce jugement est fatal et scandaleux. Depuis cinq ans, les professionnels du métier sont à l'initiative de programmes techniques et scientifiques pour essayer de trouver des solutions pour concilier activités de pêche et protection des dauphins. L'État nous a imposé un plan d'action en 2022, et là, le Conseil d’État vient tout remettre en cause », regrette Olivier Le Nezet, président du Comité national des pêches.
D'autant plus que cette conclusion du Conseil d’État intervient alors que se tient ce samedi 25 mars la journée mondiale pour la fin de la pêche, journée revendiquée par plusieurs ONG environnementales, et instaurée en 2017 par l'association suisse Pour l'Égalité Animale.
L’État « en manquement vis-à-vis de ses obligations »
Ce débat houleux entre pêcheurs et ONG n'est pas nouveau, et l’État n’en est pas à son premier avertissement en matière de préservation des océans. En 2019, un collectif de 26 ONG européennes avait pressé la Commission européenne de poursuivre en justice les États membres qui ne respectaient pas leur engagement de protection des fonds marins, comme la directive « Habitats » de 1992, qui promeut la conservation de la faune et de la flore. La plainte avait abouti à deux condamnations et une mise en demeure de la France en juillet 2020.
« Au lieu de protéger les dauphins, la France est continuellement en manquement vis-à-vis de ses obligations au niveau européen », dénonce Jérôme Graefe. Le secrétariat d’État chargé de la mer a finalement publié un arrêté fin décembre 2022 pour obliger plus de 200 fileyeurs présents dans le Golfe de Gascogne à s’équiper de répulsifs acoustiques (appelés « pingers »). Le but : éloigner les dauphins des embarcations et des filets grâce à un émetteur sonore.
L’État a également lancé un plan d’urgence à l’été 2022 et un groupe de travail réunissant pêcheurs, scientifiques et associations pour assurer son suivi. Mais d’après Lamya Essemlali, présidente de Sea Shepherd France, son ONG aurait été écartée de ce groupe à la demande des pêcheurs, en raison de son refus « de ne plus aller en mer pour filmer les expéditions de pêche et les remontées de filets ». Depuis 2018, Sea Shepherd France mène en effet l’opération Dolphin Bycatch, qui documente les captures de dauphins pour dénoncer « l’opacité autour du secteur de la pêche ». « Les pêcheurs ont normalement l’obligation règlementaire de déclarer les captures de dauphins. Mais à l’heure actuelle, on estime que la part déclarée ne représente qu’entre 1 et 2% du total des captures réelles », déplore Lamya Essemlali.
Le secteur de la pêche, un business « très important »
De son côté, le secrétariat d’État chargé de la mer a affirmé ce mardi 21 mars « prendre acte du jugement du Conseil d’État », et garantie le renforcement des « dispositifs innovants de détection de la présence de cétacés ». Il parle cependant d’une mise en œuvre des systèmes « à l’hiver » 2024 et non dans les six mois à venir, l’échéance fixée par le Conseil d’État. Aucune mention de fermeture de zones de pêche n’est faite. Interrogé au Salon de l’Agriculture le 25 février, Emmanuel Macron promettait pourtant de s’engager à respecter la décision du Conseil d’État. Enfin, le secrétariat rappelle « l’investissement du secteur de la pêche ces derniers mois pour démontrer sa volonté de préserver l’environnement marin et la biodiversité ».
Une réponse de l’État jugée « trop timide » vis-à-vis de l’avis de la Haute juridiction, mais qui ne surprend pas Jérôme Graefe. « Le secteur de la pêche est un secteur économique très important en France. Les acteurs publics n’ont donc pas envie de se mettre à dos les pêcheurs, et dans ce sens, ont peur de prendre des mesures de protection de la biodiversité qui pourraient les fâcher », argumente-t-il.
La fermeture des zones de pêcheries, « seule mesure incontournable »
Sea Shepherd France pointe du doigt certaines méthodes inadaptées et déjà mises en place par le gouvernement, à l’image des répulsifs acoustiques sur les bateaux de pêche. Cette solution ne répondrait pas au problème, d’après les ONG et le Conseil d’État. Dans sa décision, la Haute instance considère que les « dispositifs de dissuasion acoustique » ne permettent pas « de réduire suffisamment les captures accidentelles ». Un avis qui suit les recommandations établies par les chercheurs du Conseil international pour l'exploration de la mer (CIEM), publiées le 9 février dernier. « Quand les pingers sont déployés dans de vastes zones, ils créent une pollution sonore qui chasse les dauphins loin de leurs zones de nourrissage, ce qui est problématique pour la survie de leur espèce », ajoute Lamya Essemlali.
Autre option : les caméras de surveillance embarquées sur les bateaux. « Elles sont très bien pour collecter des informations et avoir une meilleure idée de l’impact de la pêche, mais elles ne vont pas empêcher les captures des dauphins », soutient la présidente de Sea Shepherd France. Pour enrayer « l’hécatombe », la seule vraie solution préconisée par le Conseil d’État reste « la fermeture de la pêche sur des zones et pendant des périodes appropriées ». En suivant les directives du CIEM, les ONG environnementales suggèrent des clôtures des zones de pêcheries trois mois en hiver, où le taux de mortalité des dauphins est le plus élevé, et un mois en été.
Une mesure « gagnant-gagnant » pour la biodiversité, mais aussi pour les pêcheurs, selon Jérôme Graefe. « Avec ces fermetures spatio-temporelles, les espèces visées pourront se reposer, donc les poissons pourront grandir et se reproduire. Il y aura une plus grande abondance de poissons, donc les pêches seront plus fructueuses le reste de l’année », détaille le juriste de FNE. Les pêcheurs pourraient aussi être compensés : « Il y a des fonds spécifiquement prévus pour indemniser leur temps d’arrêt, comme le fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche. »
Pour les pêcheurs, « un déferlement d’attaques »
Mais du côté des pêcheurs, les réactions sont bien plus hostiles. Après la décision du Conseil d’État, Olivier Le Nezet, président du Comité national des pêches maritimes et des élevages marins (CNPMEM), a publié une lettre ouverte adressée à Emmanuel Macron. Il y dénonce un « déferlement d’attaques » de la part d'une écologie « radicale » à l’égard de la pêche, qui selon lui, vise à « mettre fin à leur métier ». « On a le sentiment de sabotage volontaire des ONG pour éviter de trouver toute solution », accuse le président du CNPMEM, pour qui le dialogue est désormais rompu avec les associations.
D'après lui, le Conseil d’État a émis une décision « sans pragmatisme, ni logique ». « Les pêcheurs ne sont pas là pour pêcher les dauphins, il faut arrêter de nous pointer du doigt comme des criminels. On parle plus de ça que de la souveraineté alimentaire... Le vrai sujet dont on a besoin, c'est d’être accompagnés, et de déterminer des solutions techniques qui n'empêchent pas notre activité », s'insurge-t-il. Olivier Le Nezet rappelle également le fait que des navires étrangers circulent dans la région : « Il faut que ces États aussi soient impliqués dans ce programme pour que l’on puisse avancer ensemble, sinon ce ne sera pas efficace. » Le président du CNPMEM affirme étudier la possibilité d’un recours.
Des accusations dont se défendent les ONG concernées. « On n’a jamais voulu attaquer le secteur de la pêche. Maintenant, le secteur doit prendre ce temps de fermeture pour réfléchir à des méthodes de pêche plus sélectives et moins destructrices pour la biodiversité marine. Il doit prendre ses responsabilités », tempère Jérôme Graefe. Le juriste de France Nature Environnement rappelle également que ces mesures de clôture ne concernent que certains types de pêche. « Il y a plus de 50% des bateaux qui mobilisent au moins deux engins de pêche différents au cours de l’année. On veut des solutions qui aillent aussi dans leur sens », certifie-t-il.
Et si l’État refuse d’obtempérer ? « Il risque d’écoper de dizaines de millions d’euros d’amendes au niveau européen », annonce Lamya Essemlali. Pour cette dernière, « cette problématique va coûter des millions d’euros quoi qu’il arrive, alors autant que ça serve à sauver des dauphins plutôt qu’à payer des amendes ». Dans les prochains mois, les ONG comptent veiller à la mise en place concrète des mesures et au « respect du droit ». Si le gouvernement n’applique pas la décision du Conseil d’État, France Nature Environnement envisage déjà de nouvelles procédures en justice.
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