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Cinélatino: Marta Rodriguez et Camilo Torres, les retrouvailles

Les Rencontres Cinélatino de Toulouse ont lancé leur 35e édition ce week-end. Et s'il était un festival qui se devait d'accueillir le dernier film de l'incontournable documentariste colombienne Marta Rodriguez, c'est bien celui-là. Le film fait dialoguer la réalisatrice et Camilo Torres, assassiné en 1966, questionnant l'engagement politique, le recours à la violence et le rôle de l'Église. Il tisse une histoire de la Colombie depuis les années 1950 et fait le bilan des luttes sociales jusqu'aux grandes manifestations de 2021.

De notre envoyée spéciale à Toulouse,

Camillo Torres est toujours une figure iconique des luttes sociales en Colombie et dans toute l'Amérique latine. C'est en Europe, en Belgique où il fait des études de sociologie, que Camilo Torres se lie avec le mouvement des prêtres-ouvriers. Il est l'élève de François Houtart, figure de l'altermondialisme et l'un des instigateurs du mouvement des autres Davos qui donnera naissance au premier forum altermondialiste de Porto Alegre. De retour en Colombie, Camilo Torres fonde, avec d'autres, la première faculté de sociologie d'Amérique latine à Bogota, où Marta Rodriguez a également fait ses classes. Elle nous avait déjà raconté l'importance de sa rencontre avec le prêtre-ouvrier et sociologue. En 1966, considérant qu'il n'y a pas en Colombie de voie légale possible pour s'opposer à la violence politique et sociale du pouvoir, Camilo Torres rejoint la guérilla de l'ELN. Il est tué lors de son premier engagement armé et son corps n'a jamais été retrouvé.

Le film de Marta Rodriguez et Fernando Restrepo est construit sur l'alternance de séquences de films d'archives ou d'actualité – on reconnait au passage Chircales, le premier documentaire de Marta Rodriguez et Jorge Silva sur les briquetiers de Bogota – et d'un dialogue imaginé entre Marta et « Camilo ». De nombreuses photos et coupures de presse du mouvement Frente unido, destiné à rassembler la gauche, dont Camilo Torres participa à la création, illustrent aussi le propos.

"Camilo Torres Restrepo, el amor eficaz", un doucmentaire de Marta Rodriguez et Fernando Restrepo, présenté aux Rencontres Cinélatino de Toulouse. Sur le bureau de Marta, photos et coupures de presse illustrent la vie du prêtre engagé.
"Camilo Torres Restrepo, el amor eficaz", un doucmentaire de Marta Rodriguez et Fernando Restrepo, présenté aux Rencontres Cinélatino de Toulouse. Sur le bureau de Marta, photos et coupures de presse illustrent la vie du prêtre engagé. © Cinelatino 2023

Filmée face caméra, souvent en noir et blanc, Marta interroge « Camilo », présence imaginée en voix off, sur son engagement auprès du peuple – mais qu'est-ce que le peuple ?, demande-t-elle – et sur son choix de s'engager dans la lutte armée. Est-ce là le seul « amour efficace », la seule manière de s'engager concrètement auprès des plus pauvres ?

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« J'ai pris une direction que je n'ai pas maîtrisée », confesse Camilo. « N'as-tu pas été trop utopique », lui demande Marta, qui rappelle l'euphorie suscitée par la révolution cubaine dans les années 1960 dans la gauche latino-américaine. Derrière elle, une affiche façon « wanted » dans les westerns américains : on recherche Jésus-Christ, pour subversion et conspiration contre l'ordre établi. Caractéristique physique : vêtu pauvrement... Une image qui cogne avec celles du voyage du pape Paul VI en Colombie en 1968. Ne perdons pas de temps à discuter de savoir si l'âme est immortelle, quand la faim, elle, est mortelle, proclamait Camilo Torres. Ou encore : « Celui qui n'est pas révolutionnaire est en état de péché mortel », plaisantait-il.

La violence est-elle légitime ?

Mais à quoi bon ce sacrifice de ta vie si la violence n'a pas cessé en Colombie, insiste Marta. Il faut réfléchir aux limites de l'action violente pour obtenir un changement politique, assure la réalisatrice qui reproche à Camilo d'avoir abandonné le Frente unido pour la lutte armée. « Tu étais avec les "chircales" (les briquetiers) à manier la pelle quand je t'ai connu », lui rappelle-t-elle. Mais les livres et analyses de sociologie ne suffisent pas à inverser la donne, lui répond Camilo Torres.

Le documentaire "Les Briquetiers" sur le travail des enfants en Colombie est le premier film de Marta Rodriguez et Jorge Silva.
Le documentaire "Les Briquetiers" sur le travail des enfants en Colombie est le premier film de Marta Rodriguez et Jorge Silva. DR

D'autres personnes engagées à ses côtés sont convoquées. On voit dans le film des images d'Eduardo Umaña Luna, sociologue et figure intellectuelle dont le livre La violencia en Colombia (1962) est souvent invoqué. Son fils, avocat, défenseur des droits, fut assassiné en 1998. On entend aussi Mario Calderon, ancien prêtre, parler de son engagement de terrain, et sur le second volet de l'image splitée, on assiste à ses obsèques. Mario Calderon fut également assassiné par les paramilitaires en 1997.

Le choix des armes par la guérilla pour défendre les plus pauvres est-il légitime ? Javier Giraldo M, jésuite et membre de la Commission historique du conflit, invoque Saint Thomas d'Aquin qui avait théorisé le recours légitime à la violence quand toutes les autres options pour améliorer le sort de la population étaient épuisées. Mais le narcotrafic a corrompu les idéaux de la guérilla comme il a corrompu toute la société colombienne : à quoi bon étudier pour avoir une vie décente si le trafic de drogue peut faire de toi un millionnaire ? De même, l'accord de paix négocié entre les FARC et le gouvernement Santos est un leurre, regrette Javier Giraldo M. Il n'a apporté de solution à aucun des nœuds du conflit colombien : les questions de la terre, de la démocratie, de la drogue et des victimes n'ont pas été réglées.   

Mais l'engagement et l'enseignement de Camilo Torres ne sont pas morts avec lui en 1966. D'autres, prêtres et laïcs, ont relevé le gant et son héritage est revendiqué dans de nombreuses communautés, telle la communauté de paix de San José de Apartado, près de la frontière panaméenne. Sa lutte est aussi celle des leaders sociaux qui tombent encore sous les balles des narcos ou groupes paramilitaires, comme le rappellent ces images d'une marche pour la paix organisée en 2019 à Bogota. Ou encore les grandes manifestations de 2021, durement réprimées.

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Camilo Torres était-il une étoile filante ou une étoile qui continue de briller et dont la pensée et l'engagement irriguent, nourrissent toujours la réflexion politique en Colombie ? Pour Marta Rodriguez qui a cheminé à ses côtés et se définit comme « camilliste », la réponse est clairement oui. D'ailleurs ce dialogue est aussi une manière d'interroger son œuvre à elle et la trace que son œuvre cinématographique, aux côtés de Jorge Silva puis de Fernando Restrepo, va laisser. Je marche humblement dans vos pas, reconnaît-elle.

Le site des Rencontres Cinélatino

La 35 édition du festival Cinélatino de Toulouse tient du 24 mars au 2 avril 2023.
La 35 édition du festival Cinélatino de Toulouse tient du 24 mars au 2 avril 2023. © Cinelatino 2023