Le 11 septembre 1973, au Chili, un coup d'État militaire mettait brutalement fin à la présidence de Salvador Allende, investi trois ans plus tôt. Une junte militaire dirigée par Augusto Pinochet prend le pouvoir, pour de longues années. Récit de cette journée.
Il faisait froid et gris ce jour-là, ce 11 septembre 1973, une triste journée de fin d'hiver austral, témoignent les récits que nous avons pu lire. Mémoire déformée par le drame qui allait suivre ou réalité météorologique ?
Le président est informé très tôt le matin que la marine s'est soulevée dans le grand port militaire de Valparaíso, sur le Pacifique. L'aviation se mobilise aussi à Concepción et l'armée de terre à Santiago. Salvador Allende, qui avait déjà subi une tentative de putsch militaire en juin – le « tancazo » auquel le général Augusto Pinochet, sans doute le sentant peu préparé ne s'était pas rallié- saisit rapidement la gravité de la situation. Depuis des mois, son pouvoir était attaqué par des grèves soutenues par le patronat et en sous-main les États-Unis comme ce sera largement documenté dans de nombreuses enquêtes, comme celle du Sénat américain citée par l'historien Franck Gaudichaud (Multinational corporations and United States foreign policy). Les blocus (comme la célèbre grève des camionneurs d'octobre 1972 soutenue par les partis de droite du Parti national et la Démocratie-chrétienne) et les attentats de l'extrême droite, notamment du mouvement fasciste Patria y Libertad, créent de la tension dans la population et compliquent l'organisation économique. Un pouvoir fragilisé aussi par les tensions internes à sa coalition entre socialistes et communistes, par son absence de majorité parlementaire et le harcèlement subi par le gouvernement à la Chambre... Le 22 août 1973, son gouvernement est déclaré anticonstitutionnel par 81 voix contre 47. Par ce vote, les députés donnent le feu vert à une intervention militaire.

Sous pression de la hiérarchie militaire qui pousse au renversement du président, le général en chef des armées, Carlos Prats González, démissionne. Il sera assassiné à Buenos Aires un an plus tard. Salvador Allende nomme alors Augusto Pinochet, qu’il pense légaliste. Opportuniste, ce dernier choisit seulement le 8 septembre, convaincu par le général Gustavo Leigh (aviation) le plus jeune et le plus dur des insurgés, de suivre la conspiration. « Devant l'imminence de la chute de l'Unité populaire, Allende décida secrètement d'organiser un référendum pour demander au peuple s'il devait rester ou partir, raconte Mónica Echeverría, dramaturge et écrivain, proche d'Allende, dans Santiago-Paris, le vol de la mémoire, écrit avec sa fille, Carmen Castillo. Il est fort probable que les opposants aient eu vent de cette résolution car la date du coup d'État fut avancée. » Une thèse confirmée dans Septembre rouge, la « docufiction » très documentée des événements qui menèrent au putsch, écrite par Olivier Besancenot et Michael Löwy.
Un président en armes
À six heures quarante-cinq du matin, Allende donne les premières informations à la radio, sur Radio Corporación, reprend Mónica Echeverría, et demande à la population de garder son sang-froid. Il se rend au palais présidentiel de la Moneda avec sa garde rapprochée - le GAP (Groupe d'amis personnels). Des ministres, amis, ses deux filles Beatriz et Isabel, des journalistes et d'autres le rejoignent. Les récits mentionnent que Salvador Allende emporte avec lui un fusil mitrailleur AK-47, cadeau de Fidel Castro et une image passée à la postérité a saisi la tension du moment. On y voit le président coiffé d'un casque militaire inspecter le ciel.

L'armée ne lui obéit plus, les tanks se déploient devant le palais présidentiel d'où se sont retirés les carabiniers. Allende reste seul avec ses proches.
« Les larges avenues »
À huit heures et demie du matin, l'armée lui demande de se rendre. Il refuse. En fin de matinée, les tanks encerclent le palais présidentiel et ouvrent le feu. Avec les quelques armes dont ils disposent, les assiégés ripostent. Salvador Allende, prévenu d'un bombardement par des avions de combat, demande une trêve pour évacuer ceux qui veulent ou doivent partir. Ses deux filles et d'autres quittent le bâtiment, qui est ensuite bombardé par deux avions de combat Hawker Hunter. Le premier étage est partiellement détruit, le bâtiment s'enflamme. Plusieurs témoignages racontent l'inquiétude exprimée par Salvador Allende pour son chef d'état major, Augusto Pinochet, qu'il a cru loyal -presque- jusqu'au bout. La résidence privée Tomas Moro du couple présidentiel sera également bombardée puis pillée.


Pendant ce temps, l'armée a investi les radios proches du pouvoir, déclenchant l'Opération Silence. Les seules à continuer à émettre sont les radios Magallanes, Portales, Corporación et Sargento Candelaria, raconte encore Mónica Echeverría. C'est sur la première que Salvador Allende lancera son dernier message, celui dit « des larges avenues » : « N'oubliez jamais que bientôt s’ouvriront à nouveau les larges avenues qu’empruntera l’homme libre pour bâtir une société meilleure... » Allende, qui sait qu'il ne sortira pas vivant du coup d'État, entend laisser « une leçon morale pour châtier la félonie, la couardise et la trahison » ainsi que le témoignage « d’un homme digne qui fut fidèle à la loyauté des travailleurs », raconte l'historien Franck Gaudichaud. Il tacle au passage « le capitalisme, le capital étranger, [qui] unis à la réaction ont créé le climat pour que les forces armées rompent aujourd'hui leur tradition ».
Salvador Allende, « l’immolation d’un grand monsieur » (Régis Debray)
Fils de notaire, d'un milieu bourgeois donc, ce médecin militant socialiste né en 1908, était connu pour aimer la bonne chère, les beaux costumes et les jolies femmes. Un bon vivant s'accordent à dire les témoins de l'époque comme Régis Debray qui le rencontra à plusieurs reprises et en dresse un portrait chaleureux. « Allende avait de l’humour, chose rare à gauche, où l’esprit de sérieux est de tradition, et ne posait pas au héros qu’il deviendrait un jour. Il n’avait ni barbe ni béret, el compañero Presidente. De grosses lunettes d’écaille, une petite moustache débonnaire, la voix goguenarde et chaleureuse, de bonne humeur, fraternel et même franc-maçon — comme Pinochet du reste. Tout, dirais-je, pour éloigner les ombres fatidiques — et tromper son monde. »
Il se revendiquait d'un socialisme à la chilienne, c'est à dire un socialisme « empanadas et vin rouge » et dût déployer des trésors de diplomatie pour faire tenir cahin-caha l'attelage politique qui l'avait porté au pouvoir. L'Unité populaire, tiraillée entre réformistes et révolutionnaires, et en pleine Guerre froide, explique Pierre Kalfon, correspondant alors du Monde à Santiago, qui dut quitter précipitamment le Chili un mois après le coup d'État.

Des foyers de résistance
Salvador Allende meurt à 14h dans le salon Independencia du palais, « les armes à la main », raconte sa fille Isabel dans le documentaire Septembre chilien. Il s'est suicidé avec le pistolet mitrailleur offert par Fidel Castro, raconte encore Carmen Castillo dans l'ouvrage à quatre mains, écrit avec sa mère, Santiago-Paris. Des images de son cadavre seront diffusées en fin de journée à la télévision.

Après l'annonce du début du coup d'État, il y eut quelques foyers de résistance à l'appel des organisations syndicales, la CUT, et partis de gauche, dans des universités, des cordons industriels, dans des usines. La capitale est verrouillée par des barrages pour empêcher les populations ouvrières des quartiers périphériques de faire route vers le palais présidentiel, un couvre-feu est déclaré pendant 48 heures. L'annonce de la mort du président à La Moneda et la répression mettent un coup d'arrêt.
Des usines seront la cible de l'aviation et les résistants étaient insuffisamment armés pour s'opposer aux militaires. La question de la distribution d'armes pour le peuple avait été débattue et rejetée par Salvador Allende. L'ordre présidentiel de distribuer des armes arriva trop tard. Ceux qui veulent continuer à résister, comme le MIR, devront le faire dans la clandestinité.
La chape de plomb
Les obsèques du poète Pablo Neruda, mort le 23 septembre, seront la première occasion pour des milliers de gens de descendre dans la rue pour pleurer et crier. Les images du documentaire Septembre chilien en témoignent. « Après la semaine sanglante, l'horrible assassinat de Victor Jara, les vaincus existaient encore et étaient capables de crier », écrit Mónica Echeverría. La présence de nombreuses caméras et journalistes fit que l'armée ne put faire taire les manifestants.
La dictature (1973-1990) a fait plus de 3 000 victimes – morts et disparus. Parmi eux, des réfugiés d'autres pays d'Amérique latine qui avaient fui leurs propres dictatures militaires, comme des Brésiliens ou des Uruguayens. Des morts et des milliers d'exilés chiliens (plus de 200 000) qui ont privé le pays d'une grande partie de ses forces vives. En tout quelque 40 000 personnes eurent à souffrir du coup d'État et de la dictature, selon des rapports d'enquête.

Et c'est une histoire qui imprime toujours le présent, comme en témoigne le récent verdict de la Cour suprême condamnant les assassins de Victor Jara : « Il aura fallu attendre cinquante ans pour que les assassins du chanteur et compositeur Victor Jara, tué au lendemain du coup d’Etat du général Augusto Pinochet, en 1973, soient définitivement reconnus coupables par la justice chilienne. Lundi 28 août, la Cour suprême a confirmé les peines – prononcées en première instance en 2018 puis confirmées en appel en 2021 – allant de 8 à 25 ans de prison contre sept anciens militaires pour l’enlèvement, la torture et le meurtre de l’artiste. » L'un des militaires s'est suicidé le 29 août tandis que des policiers venaient l'arrêter.
Par ailleurs, José Antonio Kast, homme politique d'extrême droite qui se revendique de Pinochet - et dont le frère Miguel, ministre du Travail et de la planification ou président de la Banque centrale, fut l'un des « Chicago boys » de la dictature -, est arrivé en tête au premier tour de la présidentielle face à l'actuel président Gabriel Boric. Comme l'écrit Franck Gaudichaud, « deux spectres hantent le Chili, qui n'arrive toujours pas à choisir ».
Des images pour l'histoire
Cette journée est l'occasion d'images fortes. Celle d'Allende casqué et armé, du palais présidentiel en feu, des avions de chasse tournoyant dans le ciel et lâchant leurs bombes. Ces dernières, le documentariste Ignacio Agüero les utilise dans plusieurs de ses films et nous disait que, désormais, il les inclurait systématiquement. Comme un sceau, celui de l'infamie ?
« Un pays sans cinéma documentaire est comme une famille sans album de photo », dit Patricio Guzman. Il est difficile d'évoquer les années de l'Unité populaire, le coup d'État de septembre et la répression sans évoquer le rôle des images, tant ces séquences ont été documentées au cinéma notamment.
Le pouvoir de l'Unité populaire a été le point culminant d'une séquence d'intense bouillonnement culturel au Chili, tant en musique qu'au théâtre ou en arts plastiques. Le laboratoire politique qu'était l'UP a aussi intéressé les cinéastes comme le documentariste Patricio Guzman qui continue à rendre à son pays la mémoire que la dictature lui a volée, notamment en accompagnant l'arrivée au pouvoir de Salvador Allende, puis en racontant dans La Batailla de Chile, le coup d'État et sa genèse.
La bande son qui ouvre le film est le vrombissement des avions qui bombardent La Moneda. Chris Marker, bien sûr, qui collabora avec Guzman et permis à ses premiers films de sortir du Chili et qui filma ensuite la répression avec L'Ambassade où sont mis en scène des réfugiés. Armand Mattelart dans La spirale filme aussi la chape de plomb qui s'abat sur le Chili, en octobre 1973, ou encore Bruno Muel, récemment disparu, Théo Robichet et Valérie Mayoux dans Septembre chilien (prix Jean Vigo en 1974). Ce sont aussi les documentaires de Carmen Castillo, comme Calle Santa Fe et La flaca Alejandra, qui entend nourrir la mémoire pour qu'elle vive et irrigue les combats futurs.
La fiction s'est aussi emparée de la répression, au Chili même, après le retour de la démocratie. En toile de fonds de nombreux films, on ré-enroule la bobine de ces cinquante dernières années : les attentats de l'extrême-droite de Patria y Libertad dans La toile de l'araignée d'Andrès Wood (2020), la mort d'Allende dans Santiago 73-Post mortem de Pablo Larraín, le climat de peur dans Chili 1976 de la toute jeune Manuela Martelli, le rôle des États-Unis dans Missing de Costa Gavras... et tant d'autres. Raconte pour ne pas oublier.
► Pour aller plus loin
Santiago-Paris, le vol de la mémoire, de Carmen Castillo et Mónica Echeverría, Plon, 2002
Chili, 1970-1973, mille jours qui ébranlèrent le monde, de Franck Gaudichaud, PUR 2013
Le 11 septembre chilien, le coup d'Etat à l'épreuve du temps (1973-2013), dir par Jimena Paz Obregón et Jorge Muñoz, PUR 2015
Septembre rouge, Le coup d'Etat du 11 septembre 1973 au Chili, d'Olivier Besancenot et Michaël Lowy, Textuel 2023